Internet, le cyberespace comme nouvel habitat naturel

Ellis Laurens

catalogue de l’exposition Human, after all, 2022


                   1) L’écran, interface de création/monstration

       L’écran est la surface de contact entre les personnes et les environnements virtuels qu’elles explorent. C’est l’espace dans le monde concret qui permet de répondre aux attentes des utilisateur·ices. On déterminera ici les principes fondamentaux de la notion d’interface. Cette dernière est précisément ce point de ralliement entre le monde tangible et celui de l’information numérique. L’interface est pensée par ses concepteur·ices en fonction de leurs objectifs particuliers. Une charte graphique va être étudiée afin d’apporter un environnement virtuel cohérent avec la direction artistique de tel ou tel logiciel, système, application ou réseau en ligne, en fonction de ce qu’elle propose comme services et actions numériques. De même, une recherche sur l’accessibilité et l’intuitivité des fonctionnalités logicielles est à prendre en compte afin que les personnes puissent naviguer librement dans l’interface et s’y retrouver facilement. C’est pourquoi on note une certaine standardisation des pictogrammes, des plages de couleurs utilisées, de la forme des boutons et de la continuité logique des raccourcis claviers par exemple. L’écran se fait le support de création numérique, grâce à des programmes spécifiques (logiciels de montage, de rendu 3D, de Musique Assistée par Ordinateur ou MAO...) ; c’est à travers cette surface tangible que l’artiste intervient sur des fichiers numériques. En ce sens, si l’on devait établir une corrélation avec des pratiques traditionnelles et matérielles et rester dans la logique de la simulation, l’écran se fait atelier. Toutefois il sert aussi d’espace de monstration, que ce soit dans le monde réel (un·e créateur·ice décide de montrer directement sur son écran ses productions graphiques) ou à travers une utilisation en réseau (l’artiste publie son travail sur une interface dédiée comme une application en charge de télécommunications). L’écran d’autrui se fait alors musée, salle d’exposition pour ses travaux à destination de son réseau de connaissances. Ainsi, l’interface parvient à combiner plusieurs espaces propres à différentes étapes du processus d’émergence d’une œuvre d’art. L’écran peut se faire carnet de croquis et de recherche, puis il devient atelier, table, toile et chevalet. Il mute en espace de stockage, et même archive et permet de garder sur la même surface une variété de travaux différents. Il se fait enfin espace de publication, salle de musée. Il devient le vecteur de l’apparition des données constituant la production artistique de tel·le artiste. Souvent, l’écran est portable, qu’i·el s’agisse d’un ordinateur, d’une tablette ou même d’un téléphone ; l’artiste a donc tout le loisir de créer dans n’importe quel espace concret (pourvu qu’i·el y ait accès à une alimentation électrique et pour certains cas à une connexion Internet), et donc de déplacer son atelier, son carnet, sa toile, son musée (voire sa vitrine) là où i·el le souhaite.

                   2) Faire communauté

       Internet nous offre un espace d’expression et de rencontre, un espace dans lequel on peut interagir avec d’autres utilisateur·ices, partager du contenu et en consommer. S’i·el est une modalité presque inhérente à ces nouveaux médias, c’est sans doute cette idée de flux de l’information, d’échange de données. Des personnes peuvent alors réagir à ces contenus artistiques, et se rassembler en communautés autour de pratiques, de thèmes ou de médiums spécifiques. On peut par exemple noter la communauté des artistes qui travaillent avec de la génération d’images par intelligence artificielle, ou encore celle des rendus auto-évolutifs des systèmes d’énaction. Ces groupes cybersociaux s’organisent sur des plateformes dédiées, des sites web personnels ou des réseaux sociaux, par l’intermédiaire de leurs comptes, de hashtags et le bon vouloir des algorithmes de popularité et de découverte. Une des fonctions de ces communautés, c’est d’orienter les nouvell·eaux utilisateur·ices sur les singularités techniques de leurs pratiques. C’est ainsi qu’un réel réseau de transmission se met en place : les artistes partagent leurs expériences, leurs démarche et leurs astuces au sein d’un logiciel ou d’un procédé technique. Nombreux sont les tutoriels qui fleurissent sur les plateformes en ligne, en libre accès. On peut se retrouver bloqué·e dans un processus ou en manque de connaissance pour mener un cahier des charges artistique de manière complètement autodidacte, et c’est pourquoi autant de forums et de vidéos recensent des savoirs-faire et des techniques. N’importe qui peut devenir enseignant·e ou auxiliaire de création sur Internet, et donc n’importe qui peut apprendre, par le biais des artistes qui proposent leurs tutoriels. I·El est relativement habituel de poser des questions sur des forums de discussion si l’on rencontre des problèmes dans la démarche, et souvent, étant donné que de nombreux·ses utilisateur·ices sont déjà passé·es par les mêmes étapes que nous, la solution au problème a déjà été envisagée et partagée, ce qui nous permet de nous familiariser encore plus avec la maîtrise de notr machine, ainsi que de résoudre le problème précis qui nous faisait face. Cette particularité fait une des richesses d’Internet, la capacité d’entrer en contact avec des personnes qui s’intéressent aux mêmes médiums. Les œuvres numériques sont parfois accompagnées de leur procédé technique, ou de textes de médiation qui expliquent leur démarche. Les courants du net.art font d’Internet un terrain de jeu, en publiant des suites de parcours interactifs à travers différents sites où l’expérience de l’utilisateurice est réellement mise à contribution. Iel doit naviguer sur les pages web, cliquer, interagir avec les éléments, descendre, explorer, zoomer peut-être. On pense à The Museum of Anything Goes, créé en 1995 par Michael Markowski et Maxwell S. Robertson. Dans ce jeu, la·e joueur·euse se promène dans un dédale interactif à l’esthétique très brute dans lequel se passe des actions programmées absurdes et presque comiques. Du texte apparait, des animations décalées se lancent, i·el faut s’attendre à tout. Enfin, c’est aussi grâce à Internet que se créent des relations d’inspiration et de découverte d’autres créateur·ices, ce qui est toujours une bonne chose dans une démarche artistique. I·El faut nourrir sa pratique du travail d’autrui, réfléchir à des questions qui ont déjà été posées, et s’intéresser à des pratiques individuelles proches des nôtres.

                   3) Les marchés virtuels

       Depuis quelques années, on remarque également le développement de marchés alternatifs basés sur Internet. De fait, les restrictions et les multiples confinements s’étant déroulés suite à la propagation du Covid-19 ont largement contribué à l’expansion des activités en réseau, que ce soit le commerce en ligne, les télécommunications ou la création. Un système économique virtuel en latence depuis une décennie, fondé sur les cryptomonnaies, prend alors de l’ampleur au fur et à mesure de sa démocratisation. Les cryptomonnaies sont des devises virtuelles servant à faire des transactions cryptées et intraçables, et fonctionnant grâce à des techniques de minage. Son essor est d’abord dû à des commerces illégaux, puis s’est étendu à la majorité de la population comme nouvel El Dorado financier, se faisant l’empire de l’opportunisme et de la spéculation. Chacun·e va pouvoir acheter des Etherums et autres Bitcoins, et miser sur son gain en popularité afin d’en augmenter la valeur marchande. I·El s’agit-là d’un réel marché d’actions virtuel généralisé et anarchique qui se met en place, un système de trading tentaculaire qui échappe aux règlementations des nations et peut ainsi croître à sa guise, en fonction des espoirs de fortune des utilisateur·ices. I·El se trouve que cet avènement des cryptomonnaies a permis l’émergence d’un nouveau type de produit de consommation : les NFTs. Les Non-Fongible Tokens (ou jetons non-fongibles) sont des preuves d’authentification de fichiers numériques (images, vidéos, audios, textes) qui ancrent leur existence sous formes de données encryptées dans la blockchain, procédé technologique chargé de garantir leur infalsifiabilité. De ce fait, l’identité de l’auteur·ice du fichier en question ne peut être modifiée, de même que ses propriétaires. Oui, car le réel intérêt des NFTs est sa valeur commerciale. D’innombrables artistes numériques se sont emparé·es de ce dispositif afin de mettre leurs productions en vente, sous forme d’enchères virtuelles, fonctionnant avec les cryptomonnaies. L’engouement pour ces NFTs a été fulgurant : i·el s’agit tout simplement d’une nouvelle manière d’investir son argent tout en soutenant des artistes numériques ! Pour ces dernier·es, cela représente une réelle opportunité de rémunération pour leurs travaux plastiques... On sait que les secteurs artistiques sont des milieux où i·el est souvent difficile de se faire une place, i·el n’est donc pas commun de parvenir à en vivre correctement. Les artistes numériques sont régulièrement contraint·es de se rapprocher du design, du graphisme, de la communication et de la publicité (ou se diriger vers un métier alimentaire) pour acquérir un salaire et se concentrer sur leurs projets personnels durant leur temps libre. Les NFTs, quant à eux, s’échangent à hauteur de l’équivalent de plusieurs milliers d’euros pour certains. Des images de singe, très populaires dans la communauté des NFTs, se vendent à prix moyen de 250 000 dollars (chiffres datant de janvier 2022). Le record du NFT le plus cher, une sorte de collage numérique de 5000 œuvres de Beeple, a été vendu aux enchères à 69,3 millions de dollars. L’établissement et la popularisation de ces marchés alternatifs redéfinit la manière dont on perçoit l’argent, et la valeur de l’art numérique. Un NFT garantit à sa·on propriétaire qu’il ne sera pas partagé : il est caractérisé par son exclusivité. Plus un objet est rare, plus il gagne en valeur, or les NFTs sont conçus pour être uniques, ce qui leur confère un poids monétaire initial. Mais ce marché de l’art vient à égaliser les formes d’art traditionnel dont les prix n’étonnent plus personne. Les objets vendus sont coûteux de par leur unicité. Les collectionneur·euses et amateur·ices d’art voient leur marché concurrencé par les cryptomonnaies et les NFTs, qui permettent à chacun·e, depuis chez soi, de créer du contenu numérique, de le mettre en vente, d’échanger des monnaies virtuelles et d’effectuer des transactions, de vendre et d’acheter d’autres NFTs et de contribuer à un empire financier. La promesse du métavers anime beaucoup les investisseur·euses du futur. Nombreuses sont les entreprises qui proposent le NFT de leurs produits, utilisable dans l’hypothétique interface virtuelle du métavers. Des parcelles de terrain numériques sont même vendues : on territorialise et on capitalise sur des données informatiques, c’est dire jusqu’où l’on peut aller dans notre quête effrénée vers la richesse. On parvient à conférer de la valeur à des objets virtuels, immatériels et inconsistants. Non pas que la valeur du travail artistique soit remise en question, mais les gens·tes qui achètent des NFTs ne le font pas dans le but de les collectionner, mais de les revendre plus cher, et de générer du bénéfice avec. Tout ce délire spéculatif est finalement assez absurde, et ne va sans doute pas perdurer. Le cours de la bourse va baisser à un moment ou à un autre, et tous ces placements ne serviront plus à rien. I·El faut aussi noter que les NFTs sont en réalité falsifiables, “hackables”, ce qui remet en cause leur efficacité (et donc leur valeur, liée à ce certificat d’authenticité). De même, le métavers demeure pour le moment un doux rêve technocrate, bien que des start-ups aient déjà commencer à investir dans de futures entreprises liées au métavers. Ainsi, Internet devient un nouvel espace d’échanges, un espace où l’on peut travailler et obtenir de l’argent en retour.
©ellislaurens2024
EAS ED APESA
contact